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Une Autre Voix Juive |
Toutes les
raisons pour lesquelles je quitte Israël (tribune parue dans "Libération") SAYED KASHUA ECRIVAIN ARABE ET CITOYEN ISRAÉLIEN. 15
JUILLET 2014 À 18:06 Juste
quelques vêtements jusqu’à ce qu’on se
débrouille, et si, me suis-je dit, les enfants prenaient quelques
livres, deux
ou trois en arabe, et quelques autres en hébreu, pour qu’ils n’oublient
pas la
langue ? Mais
je ne suis déjà plus si sûr de ce que je souhaite
que mes enfants se souviennent de cet endroit aimé et maudit. A
l’origine, nous avions prévu de partir dans un mois
pour une année sabbatique, voire moins, mais, la semaine dernière, j’ai
compris
que je ne pouvais plus rester ici. J’ai demandé à mon agence de voyages
d’avancer notre départ : «Un
aller simple, s’il vous
plaît», ai-je
demandé. Dans quelques jours, nous atterrirons à Chicago, et je ne
sais même pas où nous irons pendant le premier mois mais nous nous
débrouillerons. J’ai
trois enfants, l’aînée est déjà âgée de
14 ans, les deux garçons ont 9 et 3 ans. Nous habitons à
Jérusalem-Ouest, l’unique famille arabe du quartier où nous avons
emménagé il y
a six ans. «Tu
peux prendre deux
jouets», avons-nous
dit en hébreu au benjamin qui regardait sa caisse de jeux et
commençait à pleurer, bien que nous lui ayons promis de lui acheter
là-bas tout
ce qu’il désire. Moi
aussi, je dois décider quoi emporter. Je ne peux
choisir que deux livres, ai-je décidé en contemplant mes rayonnages.
Hormis, un
recueil de poèmes de Mahmoud Darwich et une anthologie de récits de
Gibran
Khalil Gibran, tous mes livres sont en hébreu. Des livres que j’ai
commencé à
acquérir dès l’âge de 15 ans et qui m’ont accompagné partout au
cours des
années. Depuis
l’âge de 14 ans, je n’ai presque pas lu de
livre en arabe, uniquement en hébreu. C’est à cet âge que j’ai
découvert une
bibliothèque pour la première fois de ma vie. Il y a vingt-cinq ans,
mon
professeur de maths à Tira, le village où je suis né, est venu voir mes
parents
et leur a dit que les juifs allaient ouvrir à Jérusalem, dans un an,
une école
pour les élèves surdoués. Il avait affirmé à mon père que cela valait
la peine
de me présenter aux examens d’inscription. «Là-bas,
ce
sera mieux pour lui», je
me souviens des mots de mon professeur. J’ai
réussi les examens, j’ai été interrogé par des
examinateurs et, à l’âge que ma fille a aujourd’hui, j’ai quitté pour
la
première fois ma maison de Tira pour un internat juif à Jérusalem. C’était
si dur, presque cruel. Je me souviens de mes
pleurs quand mon père m’a étreint et m’a laissé sur le seuil de la
nouvelle
école, splendide, si différente de ce que j’avais connu jusque-là à
Tira. J’ai
écrit naguère que la première semaine à Jérusalem avait été la plus
pénible de
ma vie. J’étais différent, autre, mes vêtements différents, ma langue
différente. Toutes les leçons étaient en hébreu - les sciences, la
bible, la
littérature. J’étais assis là, sans comprendre un traître mot. Quand
j’essayais
de parler, mes camarades se moquaient de moi. Je voulais tellement
m’échapper
de cet endroit, revenir chez les miens, à mon village, à mes camarades,
à la
langue arabe. Au
téléphone, je pleurais aux oreilles de mon père
pour qu’il vienne me chercher, et lui me répondait que seuls les débuts
sont
difficiles, qu’au bout de quelques mois je parlerais l’hébreu mieux
qu’eux… Je
me souviens que mon prof de littérature, au cours
de la première semaine, nous a demandé de lire l’Attrape-cœurs de
J. D. Salinger. A
Tira, nous n’avions pas de cours de littérature. Ni
de bibliothèque, et il n’y en a toujours pas. L’Attrape-cœurs est
le premier roman que
j’aie jamais lu. Cela m’a pris quelques semaines pour le lire et, à la
fin,
j’ai compris deux choses qui ont changé ma vie. La première, c’est que
j’étais
capable de lire un livre en hébreu ; la seconde, la conviction profonde
que
j’étais tombé amoureux des livres. Dès
le moment où j’ai découvert la littérature, je me
suis désintéressé des sciences ; je m’installais en bibliothèque et je
lisais.
Très vite, mon hébreu est devenu presque parfait. Les livres de la
bibliothèque
de l’internat étaient tous en hébreu, et j’ai commencé à lire les
écrivains
israéliens, Agnon, Meïr Shalev, Amos Oz et aussi des ouvrages sur le
sionisme,
le judaïsme et la construction de la patrie. Très vite, j’ai compris le
pouvoir
de l’écriture et je me suis retrouvé à lire des récits sur les
pionniers juifs,
la Shoah, la guerre. Au
cours de ces années-là, j’ai commencé aussi à
comprendre ma propre histoire et, sans intention délibérée, j’ai
commencé à
écrire sur des Arabes vivant en internat israélien, dans la partie
occidentale
de la ville, dans l’Etat juif. J’ai entrepris cela avec la conviction
que tout
ce que je devais faire pour changer cette situation, c’était d’écrire
l’autre
partie, de raconter les histoires entendues de la bouche de ma
grand-mère. Ecrire
comment mon grand-père a été tué devant Tira
pendant la guerre de 1948. Comment ma grand-mère a perdu sa terre,
comment elle
a élevé mon père, orphelin de père à l’âge de quelques mois, en gagnant
son
pain en travaillant à la cueillette chez les juifs. Je voulais raconter
en
hébreu mon père, qui a été détenu pendant de longues années, sans
jugement, à
cause de ses idées politiques. Je voulais raconter aux Israéliens une
autre
histoire, une histoire palestinienne. Car, en lisant, ils
comprendraient, en
lisant, ils changeraient, tout ce que je devais faire, c’était écrire,
et
l’occupation prendrait fin, je devais juste être un bon écrivain et je
libérerais
les membres de mon peuple des ghettos dans lesquels ils vivent. De
bonnes
histoires en hébreu, et je serais à l’abri, encore un livre, puis un
autre
film, encore un article pour le journal, et encore une télé, et mes
enfants
auraient un meilleur avenir. Grâce à mes histoires, un jour, nous
deviendrions
des citoyens égaux, presque comme les juifs. Cela
fait vingt-cinq ans que j’écris en hébreu, et
rien n’a changé. Vingt-cinq ans que je m’accroche à l’espoir, à croire
qu’il
est impossible que des êtres humains puissent se montrer à ce point
aveugles. Vingt-cinq
ans pendant lesquels je n’ai pas eu
beaucoup de raisons d’être optimiste mais j’ai continué à croire que
c’était
encore possible que, un jour, ce lieu où vivent des juifs et des Arabes
puisse
connaître une histoire qui ne nie pas l’histoire de l’autre. Qu’un
jour, les
Israéliens cessent de nier la Nakba, l’occupation,
et qu’ils
cessent de fermer les yeux devant la souffrance du peuple palestinien.
Qu’un
jour, les Palestiniens se montrent disposés à pardonner, et qu’ensemble
nous
bâtissions un lieu où il soit agréable de vivre, exactement comme dans
les
romans à happy
end. Vingt-cinq
ans que j’écris en hébreu, et rien n’a
changé. Vingt-ans que j’écris et que j’essuie des critiques hostiles
des deux camps
mais, la semaine dernière, j’ai renoncé. La semaine dernière, quelque
chose
s’est brisé en moi. Quand
de jeunes juifs exaltés se sont répandus en
hurlant «mort
aux Arabes !» et
ont attaqué des
Arabes juste parce qu’ils étaient arabes, j’ai compris que j’avais
perdu ma
minuscule bataille personnelle. J’ai
écouté alors les politiciens et les gens des
médias et j’ai su que ceux-là faisaient la différence entre un sang et
un
autre, entre un être humain et un autre être humain. Des individus,
devenus la
force dominante du pays, clamaient à voix haute ce que la plupart des
Israéliens pensent : «Nous sommes meilleurs que les Arabes.» Dans
les tables rondes auxquelles j’ai participé, on
affirmait que les juifs étaient un peuple plus éminent, plus digne de
vivre.
Une majorité désespérément déterminante dans le pays ne reconnaît pas à
l’Arabe
le droit de vivre, en tout cas pas dans ce pays. Après
lecture de mes derniers articles, certains
lecteurs ont suggéré de m’expédier à Gaza, de me briser les os, de
kidnapper
mes enfants. J’habite
à Jérusalem et j’ai de merveilleux voisins
juifs, et j’ai des amis écrivains et journalistes merveilleux, mais je
ne peux
pas envoyer mes enfants dans des colonies de vacances ou des centres
aérés avec
leurs copains juifs. Mon
aînée, furieuse, a protesté, affirmant que
personne ne saurait qu’elle est arabe à cause de son hébreu impeccable
mais je
n’étais pas disposé à l’écouter. Elle s’est enfermée dans sa chambre,
en
pleurs. Bientôt,
je serai loin d’ici et, maintenant, face à
mes rayonnages de livres, je tiens en main le Salinger que j’ai lu à 14
ans. Je
ne veux pas du tout emporter de livres, me suis-je dit, je dois
m’investir dans
une nouvelle langue, je sais à quel point c’est difficile, presque
impossible,
mais je dois trouver une autre langue pour écrire, mes enfants devront
trouver
une nouvelle langue dans laquelle vivre. «N’entre
pas», a
crié ma fille, au moment où je toquais à sa porte. Pourtant, j’ai
pénétré
dans sa chambre. Je
me suis assis à côté d’elle, sur son lit. Et, bien
qu’elle me tournât le dos, je savais qu’elle m’écoutait. «Tu
m’entends ? Je
lui ai répété la même phrase que mon père m’a dite en me laissant
devant
le seuil de l’école la plus prestigieuse du pays, vingt-cinq ans
auparavant. Souviens-toi
que, quoi que tu fasses dans la vie, pour eux, tu
resteras toujours, je dis bien toujours, un Arabe. Tu m’as compris ? - J’ai
compris, m’a
répondu ma fille en m’étreignant de toutes ses forces. Papa,
ça, je l’ai compris depuis longtemps. - Bientôt,
nous
partirons d’ici, ai-je
fait en lui défaisant sa chevelure, juste comme
elle déteste. En
attendant, lis ça…» Et
je lui ai tendu l’Attrape-cœurs. Traduit
de l’hébreu par Jean-Luc Allouche. Dernier
roman paru en français : la
Deuxième Personne, trad. de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, éditions de
l’Olivier, 2010. Dessin de Marcelino
Truong |
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Mise
à jour : 21.01.2015
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