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Débats
Réflexions sur
"deux poids, deux mesures" et sur la notion de "peuple juif"
à
propos des arguments échangés lors du colloque du
MRAP, le 13 mai 2006
19 mai 06, Elisabeth Salomon
Signataire
UAVJ
J'ai assisté à une partie du colloque du MRAP. C'est vrai
que l'utilisation
répétée, sur un ton plus ou moins, indigné,
de cette expression "deux poids, deux mesures"me mettait mal à
l'aise; on avait l'impression que la dénonciation et la
répression des actes antisémites étaient
exagérées, concernant une catégorie de la
population qui ne risque aucun danger.
Comme toi, je trouve que l'Etat
français n'en fait jamais trop pour lutter contre les
manifestations d'antisémitisme, qu'il ne s'agit pas de
baisser la garde dans ce renforcement de la protection publique, mais
de combattre également, avec des moyens aussi vigoureux, le
racisme sous toutes ses formes : anti-arabe, anti-noir, anti roms,
homophobe etc...
Pascal Boniface et toi, vous avez souligné à juste titre
la baisse des violences racistes et antisémites entre 2004 et
2005. Tu as eu tout à fait raison de démontrer
à Pascal Boniface qu’il avait tort de minimiser
l’importance numérique de ces violences : 300 violences
antisémites recensées par le CRIF en 2004 en les
comparant aux 8O OOO violences scolaires, 5O OOO viols…P.
Boniface en tirait argument pour caractériser comme
négligeable la violence antisémite. J’ai trouvé
important que tu lui fasses remarquer que ces 300 actes de
violence sont commis contre 1% de la population, les
Français juifs. Ramenés à la population
française, 300 agressions équivalent à 30 OOO
agressions perpétrées contre la totalité de la
population française. L’inquiétude
des populations juives victimes de ces violences est donc
légitime.
Même si on peut se réjouir de cette baisse actuelle des
violences antisémites, il est vrai qu'aucune statistique n’est capable de rendre
compte du climat d'insécurité qui peut régner dans
la communauté juive, notamment dans les quartiers populaires.
Sans parler du risque que prend un juif qui arbore un signe visible de
judéité dans le métro, aucune statistique ne rend
compte des incivilités verbales, des regards hostiles, des
comportements de rejet sans violence physique (je n'aimerais pas
être un enfant juif dans une école publique de banlieue
où j'affronterais une telle agressivité latente...). En
plus, tous les gens ne portent pas plainte, surtout s'ils ne sont pas
blessés physiquement.
Pascal Boniface oublie aussi que les juifs, comme moi, qui portent un
nom biblique ou spécifiquement juif, sont immédiatement
identifiés comme juifs et peuvent donc, suivant le milieu,
où ils se trouvent être en butte à des
réactions antisémites (j'en ai fait l'expérience
plusieurs fois au cours de ma vie avec les résidus de
l'antisémitisme "franchouillard").
Par dessus tout, la
proximité du génocide (le sang des victimes est
encore fumant pour leurs descendants) a rendu les communautés
juives dans le monde entier, notamment en France, très
sensibles, à toute manifestation d'antisémitisme
(l'identification avec les victimes juives est immédiate,
même dans les familles qui n'ont pas été
concernées).
Si la gauche antiraciste veut éviter que cette angoisse
collective soit instrumentalisée par la droite et
l'extrême droite israëlienne ou la direction actuelle du
CRIF, en France, il faut absolument ne pas relativiser l'angoisse que
crée toute manifestation d'antisémitisme, même non
violente physiquement. C'est en tenant compte de la
spécificité de l'histoire de chaque minorité en
butte au racisme, qu'il sera possible de les réunir autour d'un
axe antiraciste commun. Le
mépris des appréhensions des juifs français les
pousse au repli communautaire et pas à la solidarité avec
les minorités discriminées.
C'est vrai, en France et dans certains pays d'Europe, il vaut mieux
aujourd'hui être juif qu'arabe ou black si on cherche logement ou
boulot, mais sans vouloir être particulièrement
pessimiste, cette situation des juifs français ou
européens n'est pas garantie pour toujours. Au cours de
l'histoire (sur le long terme), la sécurité des juifs
apparaît comme instable. Leur statut socio-économique peut
basculer d'une génération à l'autre, suivant
l'évolution des sociétés où ils vivent et
les systèmes politiques.
L'antisémitisme (traditionnel ou "modernisé") est un fond
de commerce extraordinaire pour les régimes populistes de tout
acabit. Le juif est un bouc émissaire quasi structurel dormant
dans l'inconscient collectif européen (le thème du
juif et de l'argent, par exemple).
La droite et l'extrême droite israëlienne savent très
bien exploiter la peur des juifs, liée à cette
donnée historique récurrente, sans parler des horreurs de
la 2ème guerre mondiale...).
Pour répondre à un autre
problème soulevé pendant le colloque, la notion de peuple
juif ne me choque pas vraiment si on ne définit pas un peuple
par son ethnie biologique ou sa religion. Le terme diaspora juive
serait peut-être plus adéquat, mais sous-estime cette
dimension de "commun" entre les juifs que personne au colloque n'est
vraiment parvenu à définir.
En fait, pour ma part, j'adhère à la
définition que Freud (matérialiste, athée) donnait
de sa judéité, qu'il revendiquait : quelque chose
d'essentiel et d'indéfinissable (cette expression apparaît
entre autres dans une correspondance avec sa femme, Martha et on la
sent omniprésente, même si elle n’est pas toujours
manifeste, dans une bonne partie de son œuvre).
A ma modeste échelle, voilà en gros comment je vis cet
« essentiel indéfinissable » : Une résistance aux
persécutions et à l'anéantissement qui
s'étale sur des siècles et des siècles, une
participation créative à toutes les cultures des
sociétés des pays où les juifs s'étaient
réfugiés, des modes de civilisations originales :
par exemple, le monde ashkénaze en Europe de l'est (civilisation
que le génocide a engloutie). L'exil, la diaspora,
l'antisémitisme ont favorisé aussi une certaine pratique
de la religion juive qui a développé, au cours des
siècles, même chez les athées ou laïques, un
certain mode d'analyse intellectuelle et de sensibilité. En
outre, de par leur histoire, les juifs se sentent dehors-dedans, ce qui
stimule la compréhension des sociétés où
ils s'installent.
Evidemment, dans le cadre d' UAJV, cette
appartenance à la diaspora juive nous rend
particulièrement solidaires des souffrances des minorités
discriminées en France et soucieux du respect des droits des
peuples palestinien et israélien.
Elisabeth SALOMON
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