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Voix
Juive
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Paix et Proche
Orient
- «
Israël a peur de la paix » Entretien avec Mahmoud Darwish
Par
Geraldina Colotti - Il manifesto, vendredi 20 octobre 2006.
G.C : Vous aviez sept ans quand votre
village a été attaqué par les israéliens.
Vous avez du fuir au Liban, où vous avez vécu en
exilé. Et vous avez chanté les périples de
Beyrouth dans un poème splendide qui se trouve dans l’anthologie
palestinienne publiée par Manifestolibri (maison
d’éditions de il manifesto, NDT). Pourtant, cet
été, quand notre journal vous a joint par
téléphone, vous n’avez pas voulu vous exprimer sur la
nouvelle agonie de Beyrouth agressé par Israël.
Pourquoi ?
M.D : J’étais assailli par les medias, qui attendaient du
poète des réponses que seuls les politiques pouvaient
faire. Je sais que ce n’était pas l’intention de il manifesto,
je vous présente des excuses tardives, mais j’ai voulu me
soustraire au bazar. Aujourd’hui je voudrais adresser une question
à ceux qui m’appelaient d’Europe, en se disant
« désorientés » par la nouvelle
guerre d’agression : où est l’intelligence d’Israël
si, pour empêcher la résistance libanaise ou
palestinienne, il détermine les conditions qui la
produisent ? Pensez-vous que les Fermes de Sheeba aient des
possessions minières ? Elles ne valent rien, et si
Israël se retirait, le Hezbollah n’aurait plus besoin d’armes. Si
Israël ne veut pas de résistance palestinienne, il doit se
retirer à l’intérieur des frontières de 67. S’il
veut la paix avec les arabes, il doit se retirer du Golan. Que fait-il
encore à Ramallah et à Gaza ? Les Palestiniens ne
demandent que 22% du territoire national historique, tous les
problèmes du Moyen-Orient pourraient se terminer s’ils nous
reconnaissaient au moins cela. Les Israéliens sont comme les
blancs d’Afrique du Sud, et nous comme les noirs. Nous avons
accepté d’être les noirs, mais ça ne suffit
pas : pour eux nous ne pouvons être ni blancs ni
noirs : que veulent-ils ? Ma seule conclusion est la
suivante : les Israéliens ne sont pas mûrs pour cette
paix, ils ont peur de la paix.
G.C : Détruire l’état
d’Israël, cependant, a été un slogan longtemps
utilisé...
M.D
: Les Israéliens ont une obsession sécuritaire
due à deux sortes de peur : une, légitime et
compréhensible, due à ce qu’ils ont subi de la part des
européens. Mais, de cela, ils ont été en partie
indemnisés aux dépens de la Palestine, et, prenant appui
sur le sentiment de culpabilité de l’Europe, ils vivent d’un
crédit infini sur le plan moral, économique et militaire.
Au point qu’aujourd’hui, critiquer la politique israélienne
équivaut à de l’anti-sémitisme. Mais il y a un
autre type de peur que nous ne pouvons pas résoudre même
si un nouveau Freud se présentait : c’est la peur de ce
qu’ils ont commis contre nous. Mais nous nous sommes prêts
à oublier et à pardonner s’ils nous restituent certains
droits. La haine et la rancœur ne sont pas éternelles, si la
victime obtient une indemnisation. Ce n’est qu’à Israël de
décider.
G.C : Un an après les tragiques
événements de 48, votre père est rentré en
Palestine et a trouvé sa maison occupée par des colons.
Il s’est alors installé dans le village de Deir el-Asad, en
vivant comme « réfugié dans sa
patrie », et en vous transmettant ce sens du
dépaysement qui détermine les pointes les plus hautes de
votre poésie. En tant que dirigeant de l’OLP, vous avez
été opposé aux accords d’Oslo, qui
échouèrent surtout sur la question du droit au retour.
Pensez-vous qu’aujourd’hui ce soit encore le principal obstacle aux
tractations ?
M.D
: La
question des réfugiés n’est pas le grand obstacle au
problème de la paix, comme le voudrait Israël. Il peut se
résoudre bien plus facilement que le problème des
colonies. Personne ne demande plus de faire rentrer tous les
réfugiés, ni les réfugiés ne veulent
rentrer en masse en Palestine. Ce temps est passé. Il s’agit de
réaffirmer un principe. Pourquoi les réfugiés
juifs qui sont partis il y a deux mille ans peuvent-ils rentrer et les
Palestiniens qui ont été chassés en 48 ne
peuvent-ils pas le faire ? Si Israël est un état si
fort, il pourrait présenter ses excuses au faible, et accepter
le retour de quelques milliers de réfugiés. Le droit au
retour pourrait rester comme un texte juridique. Pourquoi ne le
font-ils pas et continuent-ils à favoriser les colons venus de
l’extérieur ? Veulent-ils un état juif pur ?
Ils pourraient le faire en se retirant des territoires où
habitent les arabes. Pourquoi oppriment-ils 2 millions de Palestiniens
en Cisjordanie ? S’ils se retirent, ils auront un état juif
pur où il n’y aura pas d’arabes. La vérité c’est
que, depuis le début, Israël n’a jamais été
pur parce qu’il existait aussi l’autre communauté, celle qui est
arabe.. Ils parlent d’un danger démographique. Un
problème qui peut se résoudre de deux
façons : ou en restituant leurs droits aux Palestiniens, en
arrivant à une conciliation et en vivant comme de bons voisins,
ou bien en détruisant avec une bombe atomique tout un continent
d’arabes dans lequel, depuis le début, vit quelque un million et
demi de juifs.
G.C : Pendant ces dernières années,
même en Italie - où le soutien à la cause
palestinienne a toujours guidé les choix de politique
extérieure, même dans les gouvernements anti-populaires-
la perception symbolique des Palestiniens a changé,
transformés de victimes en dangereux barbares terroristes.
Comment l’expliquez-vous ?
M.D
: Les
Israéliens essaient de monopoliser le rôle de la victime
tout le long du cours de l’histoire et ils ne supportent pas d’autres
prétendants. Même Bush se dit victime du terrorisme. Mais
comment fait une victime pour occuper l’Irak et l’Afghanistan,
terroriser le monde entier et avoir même
l’hégémonie politique en Europe - une Europe qui n’est
plus indépendante comme avant ? Je ne tiens pas au
rôle de victime. Entre le bourreau et la victime il y a une
troisième voie : être un homme normal. Les
israéliens ne veulent pas être un état normal parce
qu’ils pourraient perdre leur trait distinctif et leur unité
interne. La vie normale pourrait soulever des questions sur la nature
de la société israélienne.
G.C : Beaucoup ont interprété la
guerre au Liban comme les premiers signes d’un projet d’agression plus
ample au « croissant chiite » dans la cadre du
Grand Moyen-Orient imaginé par Bush.
M.D
: Je
me demande si les Américains eux même ont une
définition précise de ce Grand Moyen-Orient. Il y a deux
ans ils parlaient de Nouveau Moyen-Orient, terme partagé par
Shimon Pérès. Nous voulons tous un Moyen-Orient nouveau,
un monde arabe nouveau, un Moyen-Orient sans occupation, sans
dictature, sans pauvreté, analphabétisme, où il
n’y ait ni tension ni guerre : voilà ce que nous voudrions
nous, mais je ne comprends pas ce que veut Bush. Je ne peux pas
comprendre la signification de ses paroles, mais je comprends celle de
ses actions. Je me rends compte qu’il a détruit l’Irak qui,
à l’ombre de l’ex-dictature, était encore, au moins, un
pays unifié : les irakiens étaient à l’abri,
il n’y avait pas de conflit entre sunnites et chiites, ni entre kurdes
et arabes, par contre maintenant il y a un projet d’état
à chaque coin de rue. Si le Nouveau Moyen-Orient suit le
modèle irakien - soit un état complètement
désagrégé et démembré- il ne serait
pas nouveau mais très vieux : le Moyen-Orient du temps des
cavernes, avant la naissance du concept même de
citoyenneté et des droits de l’homme, un Moyen-Orient barbare.
Pour ce qui concerne la guerre, je pense que ce n’est pas le cas de
trop en emphatiser la signification, au-delà de l’épisode
spécifique : le Hezbollah a enlevé deux soldats
israéliens pour arriver à un échange de
prisonniers libanais, il s’est agi d’un simple incident de
frontière, dépourvu de grands desseins
stratégiques. Le Hezbollah n’a probablement pas calculé
l’éventuelle réaction israélienne et Israël a
mal évalué la réaction du Hezbollah. Et
après, comme il arrive souvent, les guerres créent leurs
propres dynamiques et ne sont plus contrôlables.
G.C : En mars, Epochè publiera un livre
d’entrevues dans lequel vous parlez de guerre asymétrique et du
concept de crime.
M.D
: Je
suis vraiment dégoûté si un civil est tué en
Irak. Mais pourquoi est-ce que je ne vois pas le même
dégoût quand un pilote extermine des milliers de
personnes, ou comme dans le massacre de Cana ? Le pilote a
appuyé sur un bouton et dix minutes après il était
chez lui, peut-être en train de jouer avec ses enfants, et il n’a
pas vu qu’il a tué ceux des autres. Si un crime est commis avec
l’utilisation d’instruments sophistiqués, il n’existe pas ?
Enlever un journaliste américain est un crime, mais enlever une
patrie dans sa totalité ne l’est pas ? Je ne veux pas
créer d’équivoques, je ne défends pas
l’enlèvement des journalistes en Irak, mais il faut
définir le concept de crime : plus le crime est grand plus
il est propre. Les nouvelles sur les meurtres de Palestiniens
ressemblent au bulletin météo, il y a en moyenne 5
martyrs chaque jour, on meurt aux postes de contrôle et au pied
du Mur, mais quand le meurtre devient routine, personne ne s’indigne,
la souffrance devient ennuyeuse et la solidarité aussi.
G.C : Quelle issue prévoyez-vous pour les
conflits internes aux Palestiniens ?
M.D
: En tant que citoyen palestinien, je ne comprends pas comment
certaines personnes peuvent rester au pouvoir s’ils n’arrivent pas
à résoudre cette crise. Si j’étais à leur
place, je reconnaîtrais l’échec et je passerais dans
l’opposition. Il semble que le pouvoir suive toujours la même
logique : quand quelqu’un y arrive il change de mentalité.
Mais en attendant, avec l’embargo, la société
palestinienne a faim et a déplacé son attention des
questions nationales à celles de tous les jours. Ce qui est en
train d’arriver est une catastrophe politique, sociale et morale, et je
ne sais pas comment la sagesse palestinienne arrivera à la
résoudre.
14 octobre 2006
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