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Paix et Proche
Orient
- Les
autres victimes d'une négation, par Mahmoud Al-Safad
Lettre ouverte de
Mahmoud Al-Safadi au président Iranien, parue dans le Monde du
05/12/06
Mahmoud Al-Safadi, ex-militant
palestinien, a été détenu dix-huit ans en
Israël, libéré en 2006
M onsieur le Président, je vous écris à
la suite de votre intention annoncée d'organiser une
conférence sur l'Holocauste à Téhéran, les
11 et 12 décembre, et j'espère vivement que cette lettre
sera portée à votre attention.
Permettez-moi tout d'abord de me présenter : Mahmoud Al-Safadi,
ancien détenu originaire de Jérusalem occupé. J'ai
été libéré il y a moins de trois mois de la
prison israélienne où j'étais enfermé
depuis dix-huit ans pour avoir appartenu au Front populaire de
libération de la Palestine et pris une part active dans la
résistance à l'occupation durant la première
Intifada. Depuis que vous avez été élu
président, j'ai suivi avec un grand intérêt vos
déclarations - en particulier celles relatives à
l'Holocauste. Je respecte votre opposition aux injonctions
américaines et occidentales concernant le programme
nucléaire iranien et estime légitime que vous vous
plaigniez du double langage que le monde tient à l'égard
du développement nucléaire de certains régimes.
Mais j'enrage devant l'insistance que vous mettez à affirmer que
l'Holocauste n'a jamais eu lieu, et devant vos doutes sur le nombre de
juifs qui ont été assassinés dans les camps de
concentration et d'extermination, les massacres organisés, les
chambres à gaz - niant par là même la signification
historique universelle de la période nazie.
Permettez-moi de dire, Monsieur le Président, avec tout le
respect que je vous dois, que vous avez fait ces déclarations
sans vraiment connaître l'industrie de mort nazie. Avoir lu les
ouvrages de quelques négationnistes semble vous suffire - un peu
comme un homme qui crie au-dessus d'un puits et n'entend rien d'autre
que l'écho de sa propre voix. J'estime qu'un homme dans votre
position ne devrait pas commettre une erreur aussi énorme, car
elle pourrait se retourner contre lui et, pis encore, contre son
peuple.
Comme vous-même et des millions de personnes dans le monde -
parmi lesquelles, malheureusement, d'innombrables Palestiniens et
Arabes -, j'étais moi aussi convaincu que les juifs
exagéraient et mentaient au sujet de l'Holocauste, et ce en
dehors même du fait que le mouvement sioniste et Israël se
servent de l'Holocauste pour justifier leur politique, en premier lieu
contre mon propre peuple.
Ma longue incarcération m'a fourni l'occasion de lire des livres
et des articles que notre idéologie et nos normes sociales nous
rendent inaccessibles en dehors de la prison. Ces documents procurent
une connaissance approfondie de l'histoire du régime nazi et du
génocide qu'il a perpétré. Au début des
années 1990, en lisant des articles rédigés par
les intellectuels palestiniens Edward Saïd et Azmi Bishara, j'ai
découvert des faits et des positions qui contredisaient les
miennes et celles de nombreux Palestiniens. Leurs écrits ayant
suscité ma curiosité et fait naître en moi le
besoin d'en savoir plus, je me mis à lire des récits de
survivants de l'Holocauste et de l'occupation nazie. Ces
témoignages ont été écrits par des gens de
diverses nationalités, juifs ou non juifs.
Plus j'en apprenais, plus je réalisais que l'Holocauste
était bien un fait historique et plus je prenais conscience de
la dimension monumentale du crime commis par l'Allemagne nazie contre
les juifs, contre d'autres groupes sociaux et nationaux - et contre
l'humanité en général. Je découvris que
l'Allemagne nazie aspirait à instaurer un "nouvel ordre mondial"
dominé par la "pure race aryenne" grâce à
l'annihilation physique des "races impures" et à
l'asservissement des autres nations. Je découvris que
différentes institutions étatiques "normales" -
bureaucraties, systèmes judiciaires, autorités sanitaires
et éducatives, municipalités, compagnies de chemins et
fer et autres - avaient pris part et collaboré à la mise
en oeuvre de ce nouvel ordre mondial. D'un point de vue
théorique, cet objectif, tout comme les victoires
remportées à l'époque par les armées
d'occupation nazies, menaçait tout autant l'existence des Arabes
et des musulmans.
Quel que soit le nombre de victimes - juives et non juives -, le crime
est monumental. Toute tentative de le nier prive le négateur de
sa propre humanité et le renvoie directement du
côté des bourreaux. Quiconque nie le fait que ce
désastre humain ait réellement eu lieu ne doit pas
s'étonner que d'autres nient les souffrances et les
persécutions infligées à son propre peuple par des
dirigeants tyranniques ou des occupants étrangers. Posez-vous,
je vous prie, la question suivante : les centaines de milliers de
témoignages écrits au sujet des camps de la mort, des
chambres à gaz, des ghettos et des meurtres de masse commis par
l'armée allemande, les dizaines de milliers de travaux de
recherche basés sur les documents allemands, les nombreuses
séquences filmées - dont certaines l'ont
été par des soldats allemands -, toute cette masse de
preuves a-t-elle été fabriquée de toutes
pièces ?
Tout cela se résume-t-il simplement à un complot
impérialiste-sioniste ? Les aveux faits par de hauts
responsables nazis sur leur rôle personnel dans le projet
d'extermination de nations entières ne sont-ils que le fruit de
l'imagination de quelque esprit dérangé ?
Et tous ces faits héroïques accomplis par les peuples
soumis à l'occupation allemande - au premier rang desquels
Russes, Polonais et Yougoslaves - ne sont-ils que mensonges et
exagérations grossières ? La lutte des Soviétiques
contre l'Allemagne nazie ne serait-elle qu'un fantasme ? Les Russes
continuent de célébrer leur victoire sur l'Allemagne
nazie et de rappeler le souvenir des millions de leurs compatriotes
civils et militaires qui ont perdu la vie dans cette lutte.
Mentent-ils, eux aussi ?
Je vous invite à lire des études historiques et des
témoignages sérieux avant de faire vos
déclarations publiques. Vous partagez le monde en deux camps :
les impérialistes-sionistes, qui ont fabriqué le mythe de
l'Holocauste, et les adversaires de l'impérialisme, qui
connaissent la vérité et démasquent le complot.
Vous pensez peut-être que le fait de nier l'Holocauste vous place
à la pointe du monde musulman, et que ce déni constitue
un outil valable dans le combat contre l'impérialisme
américain et l'hégémonie occidentale. Ce faisant,
vous rendez en réalité un bien mauvais service aux luttes
populaires de par le monde.
Au mieux, vous couvrez de ridicule votre peuple et vous-même aux
yeux de forces politiques qui rejettent l'impérialisme mais ne
peuvent prendre au sérieux vos conceptions et arguments, du fait
que vous niez de façon obsessionnelle l'existence d'une
période historique abondamment documentée et
étudiée et dont les conséquences se font encore
sentir et sont toujours discutées à l'heure actuelle.
Au pis, vous découragez et affaiblissez les forces politiques,
sociales et intellectuelles qui, en Europe et aux Etats-Unis, rejettent
la politique de confrontation et de guerre menée par George
Bush, mais se voient contraintes de conclure que, vous aussi, vous
mettez le monde en danger par vos déclarations niant le
génocide et par votre programme nucléaire.
Concernant la lutte de mon peuple pour son indépendance et sa
liberté : peut-être considérez-vous la
négation de l'Holocauste comme une expression de soutien aux
Palestiniens ? Là encore, vous vous trompez. Nous luttons pour
notre existence et nos droits, et contre l'injustice historique qui
nous a été faite en 1948. Nous n'obtiendrons pas notre
victoire et notre indépendance en niant le génocide
perpétré contre le peuple juif, même si les forces
qui occupent aujourd'hui notre pays et nous en
dépossèdent font partie de ce peuple.
Traduit de l'anglais par Gilles Berton.
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Mahmoud Al-Safadi, ex-militant palestinien, a été
détenu dix-huit ans en Israël, libéré en 2006.
Article paru dans l'édition du 05.12.0
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