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Débats
A propos du CRIF
Février
2010. L'article
d'Esther Benbassa paru dans Libération, la réponse de
Théo Klein publiée sur le site du CRIF,
la réponse
d'Esther Benbassa à Théo Klein, et la remarque de
Suzanne Citron à Esther Benbassa.
Ecouter aussi le débat organisé par Télérama "Le Crif est-il représentatif des juifs de France ?"
Le Crif, vrai lobby
et faux pouvoir
Par Esther BENBASSA
directeur d'études à l’Ecole pratique
des hautes études (Sorbonne)
Paru dans Libération 17/02/2010 à 00h00
<http://www.liberation.fr/societe/0101619772-le-crif-vrai-lobby-et-faux-pouvoir>
Clermont-Tonnerre déclarait, le 24 décembre 1789,
à la tribune de la Constituante, qu’«il
faut refuser
tout aux juifs comme nation dans le sens de corps constitué
et
accorder tout aux juifs comme individus…»
Catégorique, il rejetait alors tout
«communautarisme». Lorsqu’on se gargarise
aujourd’hui en haut lieu ou dans les médias de
communautarisme, on ne pense guère qu’aux
Arabo-musulmans.
Loin de toute langue de bois, disons clairement que ce mot est devenu
synonyme de «musulmans». C’est vers eux
que, du voile
à la burqa en passant par l’identité
nationale,
tous les regards sont tournés, dans un pays pourtant
laïque
comme la France. Objet de cristallisation, comme les juifs
l’ont
été dans le passé, la
nationalité
française de nombre d’entre eux passe au second
plan
après leur religion.
En revanche, lorsque le Conseil représentatif des
institutions
juives de France (Crif) organise son dîner annuel et
qu’il
lance des fatwas contre les uns et les autres, quand les politiciens de
tout bord, y compris le Président et le Premier ministre, y
accourent, personne n’ose parler de communautarisme.
François Fillon est allé
jusqu’à
dénoncer ledit communautarisme lors de ce même
dîner, au prétexte qu’il
«refuse
l’égalité et la
fraternité». Il
faisait bien sûr référence au
communautarisme
musulman. Et pourtant, tous les ingrédients sont
réunis
pour parler aussi de communautarisme juif. Cette année,
comme
l’an passé, les mesures d’ostracisme ont
visé
le PCF et les Verts, au motif de leur campagne de boycott des produits
israéliens. Comble de l’horreur, certaines
municipalités communistes auraient fait citoyen
d’honneur
Marwan Barghouti, l’un des responsables du Fatah, en
geôle
à vie en Israël.
On en vient à se demander si le Crif n’est pas
plutôt le porte-parole d’Israël en France,
comme une
seconde ambassade de ce pays. Il y a un siècle, ce qui
aurait
passé pour de la double allégeance
s’appelle
aujourd’hui soutien à Israël. Parce que
les juifs de
France collent, paraît-il, à la ligne politique
d’Israël, qu’elle soit de gauche ou de
droite, leurs
institutions, dont le Crif, ne feraient que suivre le mouvement. Les
voilà tous légitimistes. Après la
victoire
d’un Nétanyahou et de ses alliés en
Israël, on
ne s’étonnera donc pas de la forte droitisation du
Crif,
concrétisée entre autres par
l’entrée dans
son comité directeur de personnalités aux
opinions
radicales.
Mais qui représente véritablement le Crif et
combien
sont-ils en son sein ? On ne le saura jamais. Ce qui compte,
c’est qu’il est perçu comme un lobby
(mot
horripilant en France) par les politiciens. Et
considéré
comme tel, il l’est bien, un lobby, en fait. Ceux qui
s’agglutinent à son dîner croient
vraiment
qu’il joue un rôle important dans la machine
électorale. On y vient à la pêche aux
voix juives,
et pour être adoubé par des juifs dont
l’influence
serait déterminante, en raison de la place qu’ils
occupent, ou sont censés occuper, dans la
société
française. De cet appui ne
bénéficieront bien
sûr que ceux qui soutiennent le plus Israël et qui
donnent
des gages clairs dans le combat contre
l’antisémitisme. Un
combat certes indispensable, mais qui mériterait de
n’être pas instrumentalisé pour faire
accepter toute
politique israélienne, y compris la plus blâmable.
Projetant sur la scène française ce qui se passe
entre
Israéliens et Palestiniens au Proche-Orient, le Crif ne
manque
aucune occasion pour appuyer la politique antimusulmane du
gouvernement. En revanche, il a ses bons musulmans, comme
Israël a
ses bons Palestiniens, les seuls avec qui il daigne
«dialoguer».
Aussi peu représentatif qu’il soit, le Crif est
sans doute
au diapason des positions de bien des juifs français, de
plus en
plus conservateurs politiquement, supporteurs inconditionnels
d’Israël en toute circonstance et se
réfugiant dans
la mémoire de la Shoah et dans la dénonciation de
l’antisémitisme, qui vont de pair. Celles-ci,
forces
rassembleuses indéniables, contribuent surtout à
la
survie d’un judaïsme qui le plus souvent
s’y
résume, ayant par ailleurs grandement perdu sa pratique et
la
conscience de ses valeurs essentielles. Qu’est-ce que le Crif
sinon un groupuscule endogamique qui se donne des airs de petit Etat
indépendant, agissant à sa guise, faisant plier
les uns
et les autres, tant par le biais de l’autocensure, sensible
chez
bien des journalistes, craignant à juste titre
d’être soupçonnés
d’antisémitisme dès qu’ils
oseront critiquer
la politique israélienne, que par
l’instrumentalisation de
la culpabilité de la Shoah
intériorisée par la
classe politique ? Le pouvoir imaginé que cette minuscule
institution a su se fabriquer se retourne hélas contre les
juifs
eux-mêmes, et d’abord contre ceux qui ne se
reconnaissent
nullement en elle. Il génère à son
tour de
l’antisémitisme et offre des arguments, certes
fallacieux,
à ceux qu’obsèdent les vieux
thèmes bien
rôdés du pouvoir juif, du complot juif. La
«servilité» de circonstance des
professionnels de la
politique face au Crif vient renforcer les anciens
préjugés.
Cette foi trop partagée dans la puissance des juifs et de
leurs
instances représentatives n’augure rien de
positif. Le
dîner du Crif enfin déserté, ses
menaces
ramenées à leur juste proportion de
dangerosité
réelle, voilà des mesures prophylactiques qui
seraient
susceptibles d’enrayer en partie une hostilité
antijuive
se nourrissant de fantasmes.
Dernier ouvrage : «Etre juif après
Gaza», CNRS éd., 2009.
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La lettre de
Théo Klein (19 février), telle que
publiée sur le site du CRIF
Chère Esther Benbassa,
J’ai pris connaissance avec étonnement et regret
des
termes sulfureux de votre article sur le CRIF publié dans
Libération, plus exactement sur son dîner annuel,
dont
d’ailleurs j’ai été
l’initiateur en
1985.
Le déferlement de qualificatifs dérisoires et
méprisants dont vous souhaitez balayer le dîner,
l’institution et ses dirigeants n’apporte cependant
–
en dehors de la manifestation de votre colère et de votre
mépris – aucune contribution, pas la moindre
suggestion :
votre balayage, vous le souhaitez total et définitif.
Vous parlez de communautarisme à ce groupe humain auquel
vous
avez longtemps appartenu et appartenez peut-être encore, dans
la
méconnaissance de l’esprit de la kehilah qui
marque ce
groupe sans doute depuis la Babylonie et certainement depuis la fin du
deuxième Temple et de toute autorité juive sur la
terre
ancestrale.
Il y a bien longtemps que je déplore certains propos dans
des
discours de présidents du CRIF et que, d’ailleurs,
je leur
fais part de mes critiques.
Je n’assiste que rarement au dîner
lui-même en
manifestant cependant par ma présence au moment des discours
de
la permanence au sein de l’institution de femmes et
d’hommes ouverts à d’autres
idées que celles
qui sont exprimées publiquement.
Nos juifs sont tels qu’ils sont et le problème est
de
savoir si nous restons avec eux pour les aider à sortir du
ghetto dans lequel ils s’enferment au moindre vent mauvais ou
si
nous les abandonnons mais alors pour aller où ?
J’ai été inquiet et triste en vous
lisant, car dans
la voie où vous vous êtes lancée avec
votre ardeur
habituelle, vous risquez de vous retrouver bien seule et de ne plus
être celle que vous étiez.
Bien cordialement vôtre.
Théo Klein
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La
réponse dEsther Benbassa à Théo Klein
(21 février)
Cher Théo Klein,
Dès réception de votre lettre, le 19
février, je
vous ai appelé au téléphone pour, au
nom de
l’amitié et de l’estime que je vous
porte,
débattre directement avec vous. Ce que nous avons fait en
toute
cordialité. Vous m’avez annoncé que
votre lettre
serait publiée sur le site du CRIF. Maintenant
qu’elle
l’est, je me permets à mon tour de vous
répondre
publiquement.
Il me semble que vous avez focalisé votre attention sur le
dîner dont vous avez été
l’initiateur.
Dois-je pourtant vous rappeler que lorsque vous étiez
vous-même président du CRIF, ce dîner,
porte ouverte
aux échanges, avait une autre tonalité ?
De fait, le CRIF d’aujourd’hui n’a plus
grand-chose à voir avec le CRIF d’alors.
C’est un CRIF de repli, un CRIF dont les actes et les
discours
portent préjudice aux Juifs plutôt
qu’ils ne les
protègent, en entretenant le mythe d’une puissance
juive
omniprésente.
La droitisation de cet organisme est un fait patent.
L’entrée de M. Gilles-William Goldnadel au sein de
son
comité directeur n’est pas due hasard. Je vous
renvoie aux
déclarations faites à ce sujet à la
presse par M.
Henri Hajdenberg, lui aussi ancien président du CRIF.
Dans ma tribune, c’est tout cela que je déplorais.
Et si
je l’ai écrit, c’est parce que je
constate chaque
jour un peu plus l’hostilité antijuive –
certes
blâmable – que le CRIF contribue à sa
façon
à nourrir, et ce plus encore depuis l’offensive
israélienne contre Gaza et les déclarations
faites alors
par M. Richard Prasquier.
Dans votre missive, vous m’écrivez qu’il
faut vivre
avec les Juifs tels qu’ils sont. Je vous rappelle que, depuis
1790-1791, les Juifs français sont
émancipés
légalement et que rester membre de la «
communauté
» est désormais affaire de choix individuel.
J’assume pour ma part pleinement ma
judéité.
C’est précisément pour cette raison que
je critique
le CRIF tel qu’il est.
Je m’octroie en outre le luxe de décider de vivre
avec des
Juifs qui sont pour l’existence d’Israël,
mais sont
aussi capables de le critiquer quand il le faut et ne rechignent pas
à défendre la cause des Palestiniens. Bref, avec
des
Juifs dignes de l’humanisme et de l’universalisme
auxquels,
autrefois, on les identifiait. Le nombre ne fait pas la
qualité,
et si « isolée » je devais
être, je
préfère l’être avec ceux que
j’ai
choisis.
Je crois aux vertus du débat public, y compris
s’agissant
des questions « communautaires ». C’est
précisément là ce que le CRIF rejette,
ainsi
qu’il l’a encore démontré en
refusant
à France Info, le 17 février, d’envoyer
un de ses
membres dialoguer publiquement avec moi sur les ondes, et en optant
pour ce que j’appellerai la « guerre entre Juifs
»,
comme dans le ghetto d’antan.
Vous me demandez quelle suggestion je puis faire.
Profitons de l’exemple nord-américain et de la
naissance
du mouvement J-Street qui, se distinguant des institutions juives
existantes, cherche à promouvoir, concernant
Israël, un
autre discours juif, aussi bien auprès du Congrès
que
dans le pays.
Exigeons du CRIF qu’il devienne effectivement
représentatif des Juifs de France, dans toute leur
diversité, qu’il donne droit de cité en
son sein
à toutes les nuances de l’opinion juive (telles
Une autre
voix juive, l’Union juive française pour la paix,
etc.),
qu’il cesse de frapper
d’illégitimité de
principe telle ou telle d’entre elles, et de taxer de haine
de
soi ou de trahison les Juifs critiques de la politique
israélienne.
C’est en rompant avec sa politique endogamique actuelle que
le
CRIF aura quelque chance de faire entendre une voix juive
équilibrée et donc crédible.
Avec toute mon amitié.
Esther Benbassa
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Remarque de Suzanne Citron
à Esther Benbassa (25 février)
Chère Esther
Pour moi tout ce que vous dites dans la tribune de Libé (que
j’avais lue en son temps) est juste, mais je pense que
c’est le ton et le vocabulaire qui sont trop provocants et
qui
ont fait réagir Théo Klein. Il est vrai que
lorsqu’on parle de
“communautarisme” dans les
media on désigne les seuls musulmans alors qu’il
existe
désormais un communautarisme juif beaucoup plus
organisé
avec ses radios et des dîners du CRIF, que l’on ne
désigne pas en tant que tel. Il est vrai que
l’inconditionnalité pro
israélienne dans ces
milieux est également un fait et que voir de
“l’antisémitisme” dans toute
critique ou mise
en cause de l’armée et/ou des autorités
de
l’État israélien
témoigne
d’une cécité (pour ne pas dire
d’une
malhonnêteté ) perverse dans ses effets.
Mais pourquoi parler deux fois de “politiciens”
(connotation péjorative) plutôt que
d’hommes (ou
femmes) politiques (ou responsables politiques), pourquoi ces termes
qui rabaissent comme se gargarise, collent à la
ligne,
s’agglutinent, ou ces définitions excessives
d’un
groupe endogamique qui ferait “plier les uns et les
autres”? Cela bloque le message.
C’est dommage car, je le redis, il importe que
soit
précisé dans l’espace public
français que le
CRIF ne peut en aucune manière prétendre
représenter “les” Français
juifs qu’ils
soient engagés dans d’autres mouvements se
réclamant du judaïsme ou simples citoyens
français
d’origine juive. Et les media doivent se garder de confusions
fâcheuses et dangereuses. Et qu’ Israël
est un
État comme un autre dont les fautes (ou les crimes) peuvent
et
doivent être dénoncés.
En toute amitié
Suzanne Citron
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Je n'avais pas prêté attention à ces
formules polémiques que tu épingles. C'est
d'ailleurs ce
que lui reproche Theo Klein.
Tu as raison; le message passe mieux quand on les
évite...
Amitiés
Pascal Lederer
Le 25/02/2010
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